Les pionniers d’Internet y croyaient dur comme fer : en permettant à chacun de s’exprimer, de communiquer, de partager, l’ordinateur personnel et le réseau allaient radicalement bouleverser les rapports de pouvoir. Pour celles et ceux qui ont vu dans l’informatique une promesse d’émancipation, la désillusion, à l’heure de la surveillance étatique de masse et de la domination des grandes plateformes numériques, est sévère. Ce mouvement de balancier, Félix Tréguer, chercheur associé au Centre internet et société du CNRS et post-doctorant au Centre de recherches internationales (Ceri-Sciences-Po), l’a replacé dans l’histoire longue des rapports entre l’Etat et les moyens de communication, des luttes entre pouvoirs centraux et contestations, depuis la naissance de l’imprimerie jusqu’à nos jours. Mais l’ouvrage tiré de sa thèse, l’Utopie déchue. Une contre-histoire d’Internet, XVe-XXIe siècle, peut aussi se lire, à bien des égards, comme le contrepoint critique à dix ans de militantisme numérique - Tréguer est l’un des cofondateurs de l’association la Quadrature du Net. Face à la fuite en avant technologique, quand l’automatisation s’étend à tous les champs de la vie sociale et jusque dans nos intimités, il est temps, dit-il, d’opposer des refus collectifs et de réinvestir l’idée d’une désescalade.
L’informatisation n’a pas toujours été perçue, tant s’en faut, comme un horizon émancipateur. Après plus de deux décennies marquées par l’imaginaire des utopies numériques, assiste-t-on aujourd’hui à un retour «technocritique» ?
Dans les années 70, l’informatisation était pensée et critiquée par les mouvements sociaux selon des modalités qui rappellent beaucoup les débats d’aujourd’hui - autour de questions, émergentes à l’époque, telles que la surveillance des communications, le fichage, l’automatisation des bureaucraties. On le voit avec une revue comme Interférences, proche du mouvement des radios libres, dont l’un des numéros analyse l’informatique comme un outil aux mains de l’armée, de la police… Mais ces mouvements très «technocritiques» ont été, par la suite, largement oubliés. A partir des années 80, dans un moment où le libéralisme économique jouait à plein le langage du libéralisme politique, s’est en effet opéré un retournement : alors que les ordinateurs personnels entraient dans les foyers et que se développaient les premiers réseaux, ceux qui avaient accès à ces outils ont découvert la possibilité de les utiliser pour communiquer, avec la perspective d’une démocratisation de ces nouvelles capacités à faire circuler la pensée et l’information. C’est dans ce double contexte, technologique et politique, qu’est née l’«utopie internet». Or, aujourd’hui, il y a, chez les militants et les chercheurs qui travaillent sur ces questions depuis des années, une désillusion très forte. A cet égard, les révélations d’Edward Snowden en 2013 sur la surveillance exercée par les agences de renseignement ont sans doute constitué un tournant, en sonnant le glas de l’espoir de préserver ce que nous analysions comme le potentiel émancipateur d’Internet.
Nombre de pionniers de la cyberculture voyaient dans la technologie elle-même le moyen de «refaire société». Au risque de déserter le terrain de la lutte politique ?
C’est un enjeu qui traverse les mouvements d’émancipation : faut-il pénétrer le système politique pour le changer de l’intérieur, exercer une pression depuis l’extérieur pour le transformer, ou bien créer des formes de vie alternatives, abritées des formes de domination qui ont cours dans la société «mainstream» ? Cette stratégie de la fuite était le pari de certaines figures importantes de l’utopie internet, comme John Perry Barlow [poète et militant américain, auteur en 1996 de la «Déclaration d’indépendance du cyberespace», ndlr], avec l’idée que le réseau, du fait de ses propriétés techniques, resterait abrité de la souveraineté des Etats. On retrouve un point de vue un peu similaire, même s’il s’inscrit dans une stratégie de lutte politique, chez un penseur anarchiste comme Hakim Bey, avec les «zones d’autonomie temporaires». Or ces discours très influents dans les années 90 ont été depuis largement démentis : échapper aux appareils de surveillance reste extrêmement difficile, et cette stratégie de la fuite, si elle est encore possible, n’est accessible qu’à des élites techniciennes. Après dix ans d’engagement dans ces débats, je suis convaincu que l’informatique tend davantage à accentuer les rapports de pouvoir qu’à égaliser les rapports de force, ce qui pose d’importantes questions stratégiques.
Pourquoi être parti, pour écrire cette «contre-histoire d’Internet», du XVe siècle et de l’invention de l’imprimerie ?
Il s’agissait de comprendre comment les controverses contemporaines sur la régulation d’Internet et la protection des libertés fondamentales en ligne s’inscrivent dans une longue histoire, celle de l’Etat et de ses rapports avec les moyens de communication. L’apparition de l’imprimerie, qui démocratise la capacité d’écrire et de faire circuler ses écrits, est à l’origine de troubles politiques très importants, notamment les guerres de religion. Ce moment de crise historique profonde, qui voit émerger des revendications démocratiques très fortes, est aussi un moment de fondation de l’Etat moderne, avec la consécration de la raison d’Etat et des pratiques de pouvoir associées - notamment la censure, le secret, la surveillance, la propagande. Nous sommes encore dans ce long cycle politique : Internet a ainsi vu s’affronter des revendications démocratiques radicales - par exemple la volonté de WikiLeaks de tenir en échec le secret d’Etat - et les logiques de contrôle étatiques. Retracer cette histoire permet d’observer la répétition de certains motifs et de comprendre qu’au-delà des technologies de l’information et de la communication, subsiste une contradiction fondamentale entre les principes démocratiques censés conduire nos régimes politiques et les pratiques déshumanisantes voire autoritaires des institutions qui nous gouvernent.
Par delà cette constante - la réappropriation par l’Etat de technologies qui laissaient envisager une redistribution du pouvoir -, comment les modalités de contrôle de l’espace public évoluent-elles ?
L’un des enjeux de mon travail était de réinscrire la question de l’espace public dans les rapports entre pouvoir et résistances, à partir notamment des analyses de Michel Foucault sur la mutation des dispositifs de pouvoir. Pour le résumer à grands traits en prenant l’exemple de la censure, le régime féodal était extrêmement coercitif, suppliciant ceux qui, par leurs écrits ou leurs affiches, avaient défié l’autorité. Dans le régime disciplinaire qui prend corps au XIXe siècle et que symbolise la loi de 1881 sur la presse, on accorde quelques libertés, mais on compte sur la figure du directeur de publication pour discipliner ceux qui s’expriment dans les médias, sous le contrôle du juge. Aujourd’hui, la censure est extrajudiciarisée, reposant de plus en plus sur les multinationales du numérique. Elle s’automatise et se massifie grâce aux techniques d’intelligence artificielle, devenant quasiment indétectable. Pour reprendre la formule de Gilles Deleuze, nous sommes bien dans une époque où la machine informatique participe de l’avènement de «sociétés de contrôle», même si l’on voit apparaître des phénomènes nouveaux, comme le «capitalisme de surveillance» basé sur la prédation des données personnelles.
L’activisme numérique, tel qu’il s’est construit sur la défense des libertés, est-il désormais voué à l’échec ?
Foucault résume ainsi la grande question qui se pose à toute approche critique et contestataire, théorique ou militante : comment déconnecter la croissance des capacités, que permet notamment le progrès technologique, de l’intensification des relations de pouvoir ? C’était justement l’une des grandes promesses d’Internet que de mettre fin à cette corrélation. Or, je crois que nous avons échoué. Les stratégies qui visent à juguler les effets néfastes de l’informatique et son imbrication aux dispositifs de pouvoir, en s’appuyant sur le droit - le droit des données personnelles notamment - ou sur des réponses techniques - comme le développement de la cryptographie pour protéger la vie privée -, touchent clairement à leurs limites. Il faut sans doute les articuler avec un refus plus radical. Il me semble que le phénomène d’automatisation croissante des bureaucraties, présenté comme inéluctable au nom de l’efficacité, de la rationalité, du moindre coût, génère un malaise de plus en plus grand. On l’a vu dans l’opposition à Parcoursup [l’application qui gère l’affectation des bacheliers dans les universités], on le voit avec les parents d’élèves qui s’opposent à l’expérimentation de la reconnaissance faciale dans les établissements scolaires. Ce sont autant de signes de résistance à des formes de gouvernement par l’informatique, à partir desquelles il faudrait pouvoir construire une réponse collective.
C’est cela, «arrêter la machine», comme y invite la conclusion du livre ?
Ma conviction est que, dans un contexte de dérive sécuritaire et de recentralisation très forte des capacités de stockage et de calcul aux mains de grands acteurs privés, avec le développement du «big data» et de l’intelligence artificielle, il faut savoir affirmer un refus collectif des nouvelles technologies de contrôle social. Le ressenti négatif que génère l’informatisation est encore noyé dans une forme d’extase vis-à-vis de la praticité, et dans une sacralisation de la technologie qui permettrait de résoudre les problèmes politiques - une sacralisation dans laquelle s’inscrit aussi, à sa manière, l’utopie internet. Ce type de discours fonctionne encore à plein régime, mais les résistances qui se nouent dans notre confrontation quotidienne, intime, aux dispositifs de pouvoir informatisés sont autant de points d’appui. C’est à ce titre que les discours et les répertoires d’action des générations passées sont porteurs de leçons et de pistes pour l’avenir, parce qu’ils aident à réinvestir l’idée d’une désescalade technologique. Même si cela peut paraître irréaliste, construire un futur désirable pour l’humanité nécessitera de résister à la fuite en avant à laquelle nous assistons.